ATELIER  LECTURES N° 97 : Valérie TORANIAN, Daniel ARSAND, SHAFAK...

 

Beaucoup de voyageuses et voyageurs : nous étions 14 ce lundi 16/XI/2015 pour échanger sur trois titres qui avaient en commun de dénoncer le génocide Arménien...

 

Venait de paraître à la rentrée le roman L'Etrangère, de Valérie TORANIAN que nous ne connaissions pas. Ancienne responsable de ELLE, passée à La Revue des deux Mondes, elle a tenu en ce centenaire du génocide, à témoigner  de ses origines arméniennes en évoquant avec tendresse et humour sa grand-mère, Aravni, colombe en arménien, clouée dans son fauteuil d'infatigable tricoteuse. Sans oublier les horreurs vécues. Son livre est excellent, très bien fait, très vivant. Aravni ne lui a rien raconté de ce qu'elle a  dû subir en 1915 pour fuir la Cilicie, échapper aux viols et aux massacres, arriver à Alep, Constantinople, Marseille puis Paris. Un itinéraire que nous retrouvons dans tous les écrits des descendants de ces survivants. Pour reconstituer ce trajet elle a consulté essais et rapports sur le génocide : ainsi en fin de volume nous disposons d'une longue et précise bibliographie. Elle alterne dans son roman ses propres souvenirs de fillette au nom imprononçable : Valérie Couyoudjian - vous imaginez à l'école! - avec le récit de la fuite d'Aravni. Elle, elle envie ses amies juives qui peuvent parler de la Shoah, quand on tait le génocide arménien. Son père plus tard lui en parlera : il lui lit un document officiel, le rapport de l'ambassadeur des E.U., rapport de 15 pages que nous donne notre ordinateur si nous tapons Tortures, clouer des fers à cheval sous la plante des pieds ... Le ton est donné. Le talent de Valérie TORANIAN est qu'elle a su donner à ses lecteurs un livre aisé, agréable, drôle :  son père, voulant s'intégrer complètement à la société, à la culture française, épouse une femme blonde, professeure de français, prénommée Françoise, qui a horreur de le cuisine arménienne... Le portrait est savoureux. Et cela sans rien taire des horreurs, des tortures infligées, de tout ce qui doit continuer à être dénoncé .

Cette parution récente nous a entraînés sur ce sujet, l'Arménie, la grandeur du Royaume arménien en Cilicie – XIIème-XIVème siècles, avant la domination ottomane et les massacres : 1896, 1909, 1915 . Le génocide a été précédé, préparé avant la Grande Guerre : Un certain mois d'avril à Adana raconte de façon magistrale ces tueries de 1909. Daniel ARSAND, né Arslandjian, a trouvé une forme pour raconter ces événements : 175 chapitres parfois très courts, quatre lignes, des paragraphes ou des suites de lignes, des vers tragiques comme ceux de son poète assassiné Diran Melikian ...  Le récit avance, et le ton également : un chant qui monte avec la progression de la violence meurtrière des partisans des Jeunes Turcs  contre les Chrétiens. Une mélopée . Le héros, Vahan Papazian, jeune et beau neveu d'Atom Papazian, le riche joaillier d'Adana, traverse le roman, tente d'alerter sa famille, la pousser à la fuite. Atom fera la toilette mortuaire de son fils Dzadour, petit Gavroche de 12 ans mort sur la fragile barricade (p279). Tous les Papazian, presque, seront massacrés. Vahan, seul rescapé avec sa cousine Arsinée ,  survivra , incapable même trente ans plus tard de surmonter le souvenir d'Adana . Arsinée elle, aux E-U, se mariera à un Arménien: la diaspora. Le grand-père de Daniel ARSAND, dit-il, n'a dû la vie qu'à un tailleur Turc qui l'a caché et recueilli ; ici il cite les noms des rares Justes (Ch 150) qui ont sauvé des malheureux, tout comme il fait l'inventaire, le décompte des massacres autour d'Adana.

Un témoignage donc, superbe. Un très grand livre.

 

Des E-U nous est venu en 2007 d'Elif SHAFAK le savoureux La Bâtarde d'Istambul , roman qui lui a valu une inculpation pour insulte à la République turque. Certes. Même si l'ensemble du roman est drôle, les massacres ethniques sont effectivement précisément évoqués, dénoncés, en même temps que l'amnésie turque (p158, 171, 195)...

Le cadre général, c'est à Istambul le clan des Kazanci ,  un gynécée car les hommes de la famille meurent tous vers 49 ans: restent une grand-mère, la mère Gülsüm, quatre filles, de l'aînée Banu à la cadette Zéliha et un fils adoré Mustafa. C'est Zéliha qui traverse le roman, jeune punk de 19ans, piercing et minijupe... et mère de Asya, 19 ans qui, à la fin du roman, découvrira l'identité de son père. Car les liens de famille sont mystérieux jusqu'à l'avant dernière page (138). Comme on est entre femmes on cuisine beaucoup, d'où ces recettes que SHAFAK donne très précisément, et les personnages énumèrent les ingrédients de chaque dessert préparé : ainsi les chapitre portent un nom adapté, Cannelle... Raisins de Smyrne... Eau de rose... Desserts turcs qui sont d'ailleurs quasi identiques aux desserts arméniens. Le dernier chapitre sera Cyanure de Potassium : il faut parfois aider le destin.

Autre personnage féminin, Rose, caricature de la boulimique américaine, mariée un temps à un Arménien de San Francisco de qui elle a une fille, Armanoush Tchakhmakhchian, dite plus simplement Amy , et qui pour se venger du divorce épouse un Turc: le fameux Mustafa Kazanci!  Amy veut connaître la famille Kazanci, elle file secrètement à  Istambul , où les parents la rejoignent, et où elle se lie d'amitié avec Asya, beaucoup plus délurée qu'elle...

Ce que montre clairement et joyeusement SHAFAK dans ces histoires de familles aux ancêtres déplacés, expatriées aujourd'hui encore,  c'est combien les communautés sont jumelles, sangs mêlés par les mariages et les guerres. Encore un très beau livre!

 

Et notre liste arménienne n'est pas terminée, d'autres témoignages, d'autres titres plus directement historiques nous ont beaucoup intéressés : de Gilbert SINOUÉ Érevan (en J'ai Lu, 380p) . Très complet lui aussi, paru en 2004, Le Mas des alouettes, Il était une fois en Arménie de Antonia ARSLAN, où le petit héros n'échappe à une exécution que déguisé en fillette. Ou encore Le Vanesti, une enfance arménienne de Victor GARDON,reparu en 2008,  une trilogie publiée expurgée entre 1959 et 1970 ;GARDON de son vrai nom Varhan GAKAVIAN (1903-1973) a été prisonnier, évadé, résistant avant d'écrire. . Ou encore Les Quarante jours de Musa Dagh de Franz WERFEL et de Edgar HILSENRATH : Le Conte de la pensée dernière .

 

Restera à découvrir, ce que nous ferons certainement en mars,  le livre de référence le plus important pour tous ces écrivains, celui deZabel ESSAYAN (1878-1943) : Dans les ruines . Son témoignage commence là où s'arrête Un certain mois d'avril à Adana; enseignante, militante arménienne et féministe , membre de la Commission d'enquête elle est envoyée à Adana en 1909 pendant trois mois, après les massacres ; elle partira ensuite en Arménie soviétique, mais disparaîtra en 1943, victime des purges staliniennes...

Quelle moisson! Et l'histoire des susceptibilités turques n'est pas terminée.

Prochains RV : 14/XII avec Alice ZENITER puis 18 janv pour 2084 de Boualem SANSAL et en fév. Boussoles ...

                                                                                                                   ***                                                          DH