Atelier N° 93 : La Lucina et Je vous écris dans le noir


Nous étions 17 ce 1er juin dans la salle de La Trompette pour échanger sur deux titres totalement opposés: un conte fantastique très court, et le récit construit comme une relecture d'un célèbre fait divers des années 50.


La Lucina de Antonio MORESCO

C'était un "coup de coeur", de lectrices et de libraire : difficile donc de faire la grimace ou d'insister sur le malaise ressenti devant ce va-et-vient constant avec la mort, l'agacement devant la répétition des gestes infimes du quotidien. On entre ou on n'entre pas dans le charme du conte.

En voici l'ouverture: "Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant". Ce ne sera pas un retour à la simplicité, à la nature, de ceux où l'on fait revivre maisons et village. C'est la métaphore d'une marche vers la fin, vers sa mort, la métamorphose en l'enfant que l'on fut, mais sous la forme d'un mort-vivant. C'est le récit d'une quête métaphysique, d'un voyage intérieur, dans la durée, la continuité de la vie, le rythme circulaire des saisons.

La lucina c'est la lueur que le narrateur distingue de l'autre côté de la vallée, celle de la maison où vit seul un enfant, mystérieux et plein de charme, dépeint avec une grande poésie dans sa solitude. La discussion a donc porté sur isolement/solitude, sur la solitude de chaque humain devant sa mort. Le texte est servi par une belle écriture que rend bien la traduction, avec des évocations réussies de la nature au gré des saisons. Et cela malgré l'accumulation gênante de l'épithèque petit . C'est que le français n'a ni le goût ni la capacité de l'italien à multiplier les diminutifs : lucina ne peut avoir comme traduction que petitelumière, le titre en français.

Un texte allégorique, étrange, et pour beaucoup très réussi.


Je vous écris dans le noirde Jean-Luc SEIGLE

Voici un roman construit à partir d'un fait divers célèbre, l'assassinat par Pauline Dubuisson de son fiancé en 1953, sa condamnation à neuf ans de prison, et son suicide à 37 ans.

L'auteur propose un Avant proposet un épilogue de trois pages encadrant trois feuillets de Journal, à la première personne, celui que Pauline a écrit et qui a été perdu. Il annonce au lecteur que les événements seront racontés, "pas uniquement sur les faits, mais sur les silences de sa vie". Car les faits, eux, ont été, à l'époque et depuis, bien trop abondamment mis en mots par journalistes, juges, chroniqueurs radio, historiens... avec leursmots. A l'inverse, les souffrances de Pauline avant ces faits n'ont jamais été prises en compte "... sans que cela n'émeuve personne à l'époque, pas même Simone de Beauvoir, qui pourtant aurait trouvé là un bel exemple de vie de femme saccagée par les hommes."(p11)

Et dans ces pages du Journal, le romancier écrit ce qu'aurait pu dire de sa vie Pauline. Sa volonté depuis l'enfance de devenir médecin pour connaître "de quoi j'étais faite à l'intérieur, dans quelle maison de chair je vivais". De plus "les mots du corps sont extraordinairement poétiques, particulièrement ceux de la gorge: les muscles azygos, l'os hyoïde..."(p74-75). Son corps elle le connaît un peu, depuis ses premières règles à 12 ans qui font que son père ne l'emmène plus à la chasse, seule avec lui; son corps, qui lui fait à 14 ans escalader la fenêtre la nuit et retrouver au hasard des hommes sur le port, d'où son exclusion du lycée malgré sa réussite scolaire. Trop jeune pour préparer médecine, une solution : faire un stage d'aide soignante à l'hôpital de Dunkerque tenu par les Allemands, auprès du médecin-major le Dr Domnick. Les choses n'étaient pas aussi claires. Elle voulait s'habiller en fillette, mais son père "a osé demander à sa fille de quatorze ans de s'habiller en femme" (p222). Et la livrer au bochecontre de la nourriture. Elle devient sa maîtresse, est tondue à la Libération, condamnée à mort, violée par un groupe de Résistants. Violée. Jean-Luc SEIGLE nous ôte le... confortde ce seul mot. Et nous oblige à visualiser l'horreur de la scène , cinq pages où Pauline dit comment sa vie un matin a basculé (262-267). Nous pensons à Zône.

Pauline Dubuisson, LA victime, des hommes, d'une époque, condamnée trois fois à mortcomme il/elle l'écrit. Notant au passage qu' "il n'y a pas de mot qui s'oppose et contrarie l'idée de désir. Le désir est ou il n'est pas". Sinon peut-être le mot désarroi. Pauline Dubuisson enfin réhabilitée, par un écrivain. Dans un beau roman...


Les livres pour lesquels on s'est fait avoir !

... et que l'on peut ne pas acheter, même s'il y a eu des critiques favorables : La Confrérie des chasseurs de livresl'uchronie de Raphaël Jérusalmy, libraire à Tel Aviv,. De même La Condition pavillonnairede Sophie Divry, pourtant abondamment traduite.


Ceux que nous avons appréciés :

Un bon souvenir à propos de La Lucina, les nouvelles des Nuits difficiles de BUZZATI ; les problèmes que pose à notre conscience post-coloniale Kamel DAOUD dans Meursault, contre-enquête ; ou Houellebecq avec La Soumission , auquel nous demandons d'être plus appétissant s'il veut parler de sexe à ses lectrices ; des articles du Monde comme Voluptés de Barbe-Bleue sur Les Sangs de la Québécoise Audrée WILHELMY, ou comme L'adultère, ciment du couple à propos de Tout sur Sally de Arno GEIGER, traduit de l'allemand, ou enfin comme celui sur l'époque où les Indochinoises voulaient devenir Françaises... Et un salut amical à Jean-Patrick MANCHETTE décédé le 5 juin 1995.


Prochain rendez-vous, et enfin retour à Lagord, dans la salle bibliothèque, le lundi 22 juin avec La Leçon d'allemand de Siegfried LENZ, Echappéde DUROY, ou Tout sur Sallyde GEIGER ou autre romancier de langue allemande.

* DH